Billet cévenol, sans doute ennuyeux pour qui n'en vient pas.
A mesure que l'on quitte le col de la Fageole, battu l'hiver par un blizzard terrible, les sapins grandissent, puis vers le sud s'effacent devant les arbres utiles qui régénèrent les sols au lieu de les stériliser. La vigne vierge commence à disputer les ruines au lierre et les griffures de la civilisation marquent la pente des vallons. En longeant la muraille du causse de Sauveterre, on vient au chaos de Millau dans la vallée élargie du Tarn. Jolie ville endormie que traversent des Hollandais pingres qui économisent le seul péage de la A75. Il resterait à escalader le Larzac sans le viaduc, vaste désert qui coupe le Rouergue de la mer bienfaitrice. A d'infimes détails, l'arche des bergeries, l'herbe rase à brebis de Roquefort, les buissons bas de genévriers et de genêts, les petits chênes verts, on devine déjà que ce pays à loups appartient au Midi. Un embranchement raté vers Sauclières et nous voilà jetés vers Saint-Maurice-Navacelles au bout de lignes droites comme un i avant que de basculer dans les gorges vertigineuses de la Vis. La route est reconstruite, m'assure-t-on à Saint-Pierre. La départementale D25 s'était effondrée lors d'un épisode cévenol à l'automne 2015, sans tuer personne. Panorama magnifique, mais il faut se garer pour l'admirer car impossible de lâcher la route des yeux, les lacets ne pardonnent aucune inattention. En bas, Gorniès, la Vis impétueuse et, passé le pont, une pancarte jaune de l'Equipement : Route coupée à Saint-Laurent-le-Minier. Nous saurons plus tard qu'un campingcariste arrêté au bord de la route pour casser une croûte avec deux amis, a pris un rocher dévalant de la Séranne sur sa tête. Il n'a pas souffert.
"Il y a bien un chemin par le col qui redescend sur Cazilhac, mais c'est un chemin, si vous voyez ce que je veux dire..." me confie un indigène sous un chapeau de paille, assis pas loin de la pancarte jaune, qui a pris position là pour parler à quelqu'un. Et il se marre, ce qui nous décide à y aller quand même, les vacances sont faites pour sortir du raisonnable. On a Waze et on t'emmerde ! Oui, un chemin de mas pour un attelage de mules est plus large qu'un sentier muletier. Arrivés en haut, nous sommes bloqués par deux ravissantes antillaises (à leur plaque d'immatriculation) prenant des selfies panoramiques. Bouchant la voie, nous ne pouvons que les faire avancer, n'ayant aucune place pour se ranger et échanger une bière fraîche contre un 06 ! Mais Waze a frappé entretemps. Des Belges en convoi, un œil sur le smartphone, montent de Cazilhac dans l'autre sens, ignorant les épingles et le vertige qui les attendent en redescendant sur Gorniès. Qu'importe le temps qu'il faudra pour retrouver le bitume, je suis chez moi !
Ganges n'a pas changé. Les terrasses sont pleines de jolies touristes et maintenant d'Arabes qui cherchent le contact, la saison est brève. Toutes les boutiques sont là depuis des années, sauf le marchand de journaux qui n'a pu vendre le fonds avant de partir à la retraite. A côté, le bistrot qui passait des films cochons dans l'arrière-salle a fermé aussi. Le super-8 est dépassé ! C'est un signe d'évolution qui n'indique pas un affaiblissement de la chalandise, le parking du supermarché est plein et en ville les places de stationnement âprement disputées. La municipalité a rasé tout le quartier des halles trop cher à restaurer et mal habité. Aucune information sur le devenir de ce coin en plein centre. On tremble qu'ils en fassent un parking, c'est le moins cher ! Et ça repart.
Sumène par les gorges du Rieutord, la voie romaine des Rutènes que la Compagnie PLM a copiée pour poser ses rails jadis ; mais une mission au sol, encore à faire, me laisse croire que la route des Rutènes passait plutôt par la ligne de crête où s'est maintenu un chemin jusqu'à Cap-de-Coste qui redescend vers Pont-d'Hérault. Il y a certes des plaques de calcaire épais sur le chemin mais sans les ornières caractéristiques de l'écartement du char impérial (identique aux rails d'aujourd'hui - 1435mm). A suivre dans le grand dossier de la Route des Rutènes qui finira bien de s'écrire un jour.
La ville a changé. L'équipe municipale "importée" de Montpellier a fait du bon travail. De plus en plus de salariés à Montpellier-nord ne sont qu'à 45 minutes de Sumène où il fait bon vivre, et le village est préservé du tourisme de masse et surtout des caravanes qui pourraient rester coincées sur les routes. Nouvelle mairie, petit parc pour grands et petits, revêtement asphalté de l'ancienne voie ferrée (déferrée) vers Ganges avec éclairage des tunnels, propreté de bon aloi... oui mais quoi ? Ils se battent contre la fermeture d'une classe en primaire, il ne reste de commerce de bouche qu'une épicerie avec produits locaux au prix fort et deux boulangeries. Demeurent une pharmacie, un café à terrasse sous platane, une pizzeria sympa, un bar américain pour claquer son RSA et draguer la patronne qui a cassé le compteur kilométrique, et un petit marchand de journaux. Un médecin est revenu tenter sa chance. Tout le reste a disparu.
L'érosion démographique due à la métropolisation des territoires intéressants se conjugue à la baisse des revenus disponibles de la population dont l'effectif assisté croît. Les logements de ville un peu délabrés sont loués à bas prix - c'est la CAF qui paie - et les maigres revenus immobiliers interdisent toute rénovation du bâti historique. Il n'y a presque plus de travail à Sumène et la tentative d'une startup numérique n'a rien donné. "Quand t'es dans le désert depuis trop longtemps..." les idées ne viennent plus ! Pourtant les gens (les femmes surtout) résistent et se défoncent à travers des associations culturelles afin de se maintenir au paradis, mais cela ne suffira pas sauf à changer carrément le modèle social, ce qui pourrait attirer des jeunes cadres de la métropole ayant des idées neuves et voulant s'éloigner le week-end au moins du vacarme de la grande ville et de son insécurité nocturne.
Les Cévennes, surtout les basses Cévennes moins austères, sont un milieu extraordinaire. Des terres existent et les gens qui y maintiennent culture maraîchère* ou élevage vivent bien. Je suis désolé que les traversiers restent en friche alors que la mécanisation agricole les ferait rapidement repartir. A la main, même avec un animal de trait, c'est un esclavage, des pierres partout, et un débroussaillage constant. La solution, parce qu'il y a une solution, il y a toujours une solution.... la solution attendra vingt ans ou plus quand notre pays peureux, coincé par le principe constitutionnel de précaution (merci Chirac), légalisera le cannabis récréatif après l'incinération de la classe politique bourgeoise.
Alors renaîtront bancals et traversiers comme on les vit à l'époque des mûriers pour le ver à soie. Le climat s'y prête parfaitement si l'on choisit des variétés de montagne résistant aux intempéries et aux températures hivernales comme les souches népalaises (cf. les pros). Puisque je l'ai entendu dire d'autres personnes qui ne me connaissent pas, je pense que l'idée fait son chemin et s'imposera un jour. Crève les ligues de vertu, chacun doit être personnellement libre de sa vie et de sa mort, à la seule condition de ne pas peser sur autrui.
La prochaine étape du voyage traverse la garrigue haute pour entrer en zone viticole... une autre drogue. A plus !
(*) L'oignon doux de Saint-Martial est pure merveille