Appréciant le peuple taïwanais que je connais un peu, pour son urbanité et sa simplicité, j'ai arrêté mon regard sur une étude stratégique du différend sino-chinois qui sort de l'ordinaire puisqu'on n'y célèbre pas l'incommensurable puissance de la Chine communiste qui fera courber tous ses voisins pour le kowtow* impérial. Cela nous change des thuriféraires payés au mois dans les instituts prétendus d'intelligence extérieure qui envahissent les lucarnes bleues.
Tanner Greer est un spécialiste de stratégie qui fut basé un temps à Pékin. Il livre ci-dessous son analyse de la menace chinoise sur Taïwan dont on peut lire l'original ici sur Foreign Policy, un think tank de Washington. Pour en favoriser la mémorisation, nous divisons son travail en quatre parties :
La guerre préparée par la Chine continentale ; la situation exacte du théâtre d'opérations ; la simulation des premiers jours de guerre ; le doute stratégique chinois.
Avant-propos
1.- LA GUERRE QUE PRÉPARE LA CHINE POPULAIRE
Les états-majors chinois (on utilisera cet adjectif pour la partie continentale et taïwanais pour la partie insulaire) craignent d'être poussés à une confrontation armée contre un ennemi mieux entraîné, motivé et mieux préparé aux rigueurs de la guerre que les troupes de l'APL.
Les documents chinois imaginent que la partie commencera avec des missiles. Depuis des mois, l'artillerie stratégique (PLA Rocket Force) aura préparé la salve d'ouverture. Dès le début de cette seconde guerre jusqu'au jour J de l'invasion, ces missiles vont rugir vers leurs cibles, les aérodromes, les nœuds de télécommunications, les unités radar, les hubs de transport, les bureaux des ministères taïwanais. Pendant ce temps, les agents dormants du parti ou des forces spéciales débarquées discrètement à travers le détroit commenceront une campagne d'assassinats ciblés du président et de son gouvernement, des leaders du Parti démocrate progressiste, des fonctionnaires dans des bureaux clés, des personnalités médiatiques en vue, des scientifiques et des ingénieurs de renom, avec leurs familles.
Le but est double : Dans sa composante purement tactique, l'APL pense détruire au sol autant d'avions des forces aériennes que possible (ndlr : c'est la seule arme où les belligérants sont encore à parité) et à partir de là, provoquer un tel chaos qu'il empêche l'Armée de l'air taïwanaise de défier la suprématie aérienne chinoise.
Le deuxième but de la campagne de bombardement par missiles est simple : la paralysie du pays. Après la mort du président, la réduction au silence des dirigeants, les télécommunications par terre et les transports impossibles, les forces taïwanaises seront abandonnées à la dérive, démoralisées et désorientées. Cette campagne d'horreur et terreur pavera la voie de l'invasion proprement dite.
Cette invasion sera la plus grande opération amphibie de toute l'histoire humaine. Des dizaines de milliers de bateaux seront rassemblés - beaucoup par réquisition de la marine marchande chinoise - pour passer en deux vagues un million de combattants d'un bord à l'autre du détroit. Le débarquement sera précédé d'une apocalypse de missiles et roquettes tirés par l'artillerie stratégique depuis la côté du Fou-xien, les chasseurs-bombardiers au-dessus du détroit et par la flotte d'escorte elle-même.
Paumées, isolées, submergées, les troupes taïwanaises qui auront survécu jusque-là seront vite à cours de ravitaillement et forcées d'abandonner les plages. Une fois la tête de pont sécurisée, la procédure recommencera ailleurs. Avec une totale supériorité aérienne, l'APL aura atteint le top de ses cibles, les états-majors taïwanais auront été détruits, et les unités taïwanaises éparses seront balayées par l'avance de l'armée chinoise. Sous une semaine elle entrera à Taïpei ; sous deux semaines elle mettra en œuvre une loi martiale draconienne pour transformer l'île en une base opérationnelle avancée docile, nécessaire à l'APL pour affronter les contre-attaques japonaises et américaines attendues.
2.- LA SITUATION DU THEATRE D'OPERATIONS TAIWANAIS
Le scénario repris ci-dessus est le meilleur pour l'APL. Mais un île docile et battue en deux semaines après le jour J n'est pas un résultat garanti. L'un des obstacles primordiaux à l'offensive est la surprise. L'APL ne l'aura pas tout simplement. L'invasion doit avoir lieu aux mois d'avril ou d'octobre. A cause des exigences du climat propre au détroit de Formose, une flotte de transports ne peut faire la traversée que pendant l'une ou l'autre des ces deux fenêtres météo de quatre semaines. L'envergure de l'invasion est si grande qu'aucune surprise stratégique n'est possible, étant donné le degré d'interpénétration des services de renseignement réciproque.
Easton juge que les Taïwanais, américains et Japonais sauront que l'APL prépare une guerre d'invasion sur le détroit au moins soixante jours avant le début des hostilités. Ils en auront la certitude trente jours avant que le premier missile ne soit tiré. Ceci donnera suffisamment de temps aux Taïwanais pour garer leurs états-majors et les infrastructure de commandement dans des tunnels renforcés sous les montagnes, déplacer leur flotte hors des ports vulnérables, se saisir des agents suspects et des espions actifs, d'éparpiller l'océan de mines marines, disperser et camoufler les unités militaires par tout le pays, mettre l'économie sur le pied de guerre et distribuer leur armement aux 2500000 réservistes que Taïwan aura mobilisés.
Il n'y a que treize plages de débarquement sur la côte occidentale de Taïwan que l'APL pourrait viser. Chacune d'entre elles est déjà préparée à un conflit potentiel. De longs tunnels souterrains terminés avec des dépôts de ravitaillement les sillonnent en tous sens. La digue de sable de chaque plage est couverte de plantes coupantes acérées. Des usines de traitement chimique sont courantes dans plusieurs villes côtières, signifiant que l'envahisseur doit être préparé à subir des nuages de gaz toxiques que les bombardements en tapis dégageront. C'est ainsi que les choses se présentent déjà en temps de paix.
Tandis qu'approchera la guerre, chaque plage se transformera en atelier des horreurs. La route depuis ces plages jusqu'à la capitale a été soigneusement cartographiée. Une fois l'état d'urgence déclaré, chaque étape du voyage deviendra compliquée ou piégée. Les manuels de l'APL préviennent les soldats que les gratte-ciels et les rochers dominants auront des câbles d'acier tendus entre eux pour que les hélicoptères s'y prennent ; les tunnels, ponts et passerelles seront minés pour être détruits au tout dernier moment ; et le cœur de la zone urbaine de Taïwan sera transformée en autant de redoutes, immeuble par immeuble, entraînant les unités chinoises dans des combats retardateurs rue par rue.
3.- LA SIMULATION DES PREMIERS JOURS DE GUERRE
Pour comprendre la force réelle de ces défenses, imaginez comment un grognard de l'APL en ferait l'expérience. Comme la plupart des simples soldats, il est un garçon de la campagne, issu d'une province pauvre. Toute sa vie on lui aura dit que Taïwan a été éclipsé complètement par la puissance chinoise. Il sera impatient de remettre les séparatistes à leur place. Cependant les événements ne vont pas se dérouler comme il les a imaginés. Dans les semaines menant à la guerre, il découvre que son grand cousin, dont les versements soutenaient ses grands-parents de l'Anhui, a perdu son emploi à Shanghaï. Tous les virements bancaires depuis Taïpei ont été arrêtés et des millions de Chinois employés par les sociétés taïwanaises ont leurs salaires interrompus.
Notre simple soldat fête l'ouverture des hostilités au Shanwei, où on l'a dépêché pour un stage de trois semaines d'instruction dans les jungles fétides et inconnues de la Chine méridionale. Pour le moment, l'APL l'a maintenu dans un blackout médiatique, mais des rumeurs sont parvenues : on chuchote que le retard de dix heures sur l'horaire de train d'hier n'était pas dû à un engorgement du réseau de transport mais le fait de saboteurs taïwanais. Aujourd'hui il se chuchote que le commandant de la Première brigade de Marines a été assassiné à Zhanjiang (ndlr : première base navale chinoise en Mer de Chine du Sud à l'emplacement de la concession française de Kouang-Tchéou-WVan). Demain les hommes se demanderont si les coupures répétées d'électricité sont juste des essais d'économies d'énergie pour l'effort de guerre.
Le temps d'atteindre la zone de concentration de Fuzhou, le mythe de la Chine invincible aura été écorné plus que par des rumeurs. Les ruines grises du quartier général de l'APL à Fuzhou seront son premier contact avec la terreur d'une attaque par missile. Peut-être se rassure-t-il dans le fait que les salves provenant de Taïwan ne semble pas pouvoir égaler le nombre de salves qui la frapperont, mais de telles abstractions peuvent seulement réparer les nerfs brisés mais ne donnent pas le temps de s'accoutumer au choc ! Explosion terrifiante après explosion terrifiante, sa confiance dans l'armée chinoise qui devrait le garder sain et sauf, va s'écailler.
La dernière et plus terrible salve tombe quand il embarque - il est un des rares chanceux à mettre le pied dans un vrai navire d'assaut amphibie, pas dans un bateau civil reconverti en navire de guerre pendant la onzième heure - mais ce n'est que le début de beaucoup d'autres horreurs sur l'eau. Certains transports sont coulés par des torpilles taïwanaises, tirées par des sous-marins réservés pour ce jour-là. Des missiles air-mer Harpoon tirés par des F-16 sortis de cavernes creusées dans les montagnes, détruiront les autres. Les pertes les plus grandes seront causées par les mines marines. Chaque bateau de la flottille devra franchir champ de mines après champ de mines, certains faisant huit nautiques en largeur. Avec le mal de mer provoqué par les vagues de gros temps dans le détroit, notre grognard ne peut faire mieux que de prier pour que son bateau atterrisse.
A l'approche de la terre la pression psychologique augmente. Le premier chaland prêt à débarquer sera, selon les travaux d'Easton, rejoint par un mur de flammes surgi de la mer provenant de pipelines immergés pleins d'essence. Tandis que son chaland franchira le feu (il a du pot, les autres autour de lui sont harponnés ou emmêlés dans des pièges de mer), il arrive à ce que Easton nomme un kilomètre de filets concertina, de planches à harpons, de bois à écorcher, de clôtures en barbelé, de fils de fer, de planches à clous, mines, barrières et obstacles anti-tank... bambous taillés, arbres abattus (ndlr : ne pas détacher le tronc de la souche), des containers ferroviaires et des casse-autos.
A ce stade, sa sûreté dépend largement de la capacité de l'Armée de l'air chinoise à distinguer les pièces d'artillerie réelles parmi les centaines de batteries de déception que le manuel de l'ALP dit avoir été créées par l'armée taïwanaise. Les chiffres sont contre lui : comme le note Beckley dans une étude parue l'automne dernier, dans la guerre du Golfe de 1990-91, les 88500 tonnes d'artillerie déversées par la coalition américaine n'ont détruit pas un seul lanceur de missiles mobile sur camion. La campagne OTAN de 78 jours contre les défenses aériennes serbes n'est parvenue à détruire que trois batteries mobiles de missiles sur les vingt-deux possédées par la Serbie. Il n'y a pas de raison de croire que l'Armée de l'air chinoise aura plus de succès contre l'artillerie mobile et les défenses anti-missile de Taïwan.
Mais si notre grognard survit aux premiers barrages sur la plage, il devra ouvrir son chemin à travers les principales unités de l'armée taïwanaise, ses 2500000 réservistes armés et dispersés dans les villes denses et les jungles de Taïwan, derrière des kilomètres de mines, de pièges et de gravats. C'est quelque chose d'énorme que de demander ça à un simple soldat n'ayant aucune expérience personnelle de la guerre. C'est encore plus énorme de le demander à un soldat qui a cru naïvement à l'invincibilité de sa propre armée.
4.- LE DOUTE STRATÉGIQUE
Ce scénario donne du sens à l'anxiété qui s'exprime dans les manuels d'officier de l'APL. Ils savent que la guerre est un jeu terrible, même s'ils l'admettent entre eux seulement. Ceci explique aussi les réactions violentes du Parti à la moindre vente d'armes à Taïwan. Leur acharnement trahit leur angoisse. Ils comprennent que les Cassandre occidentales n'en ont pas. Les analystes américains utilisent des termes comme régime abouti de frappes de précision** ou encore guerre d'interdiction*** pour décrire les tendances technologiques qui rende extrêmement difficile de projeter des forces navales et aériennes près des côtes ennemies. Les coûts privilégient la défense : il est meilleur marché de produire un missile anti-navire que de construire le dit-navire.
Mais si cela signifie que l'armée chinoise peut contrer la projection de forces américaines pour une fraction du coût américain, il signale aussi que les démocraties chevauchant le cercle de l'Asie orientale peuvent dissuader la Chine d'une agression pour une fraction des coûts supportés par l'APL. Dans une zone qui favorise la défense, de petites nations comme Taïwan n'ont pas besoin d'un budget militaire de la taille de celui de l'APL pour maintenir la Chine à distance.
Personne n'a autant besoin d'entendre ce message que les Taïwanais eux-mêmes. Dans mes voyages à Taïwan je n'ai pas manqué de chercher à interviewer des conscrits et des soldats de métier. Leur pessimisme est palpable. Cette crise morale à la base reflète une désorganisation sévère du système de conscription qui après leur expérience militaire, a laissé sans illusion des Taïwanais fièrement patriotes.
Juste aussi grave est l'absence de connaissance chez le Taïwanais ordinaire quant à la force des défenses insulaires. Un sondage récent a montré que 65% des Taïwanais n'ont pas confiance dans la capacité de leur armée à contenir l'APL. Il manque une campagne vigoureuse pour instruire le public des chances réelles d'une résistance militaire couronnée de succès afin que le peuple taïwanais ne puisse pas juger de la sûreté de leur île par des indicateurs imparfaits, comme le nombre en diminution des pays qui maintiennent des relations officielles avec Taïpei plutôt qu'avec Pékin. La campagne prévue par l'APL est spécifiquement construite pour intimider et écraser une armée taïwanaise démoralisée. Le champ de bataille crucial doit être l'esprit même des Taïwanais. Le défaitisme est une menace autrement plus dangereuse pour la démocratie taïwanaise qu'aucune arme de l'arsenal chinois.
Les Occidentaux et les Taïwanais devraient être plus optimistes quant à la défense de Taïwan qu'ils ne le sont aujourd'hui. Certes, l'armée taïwanaise prévoit de ne pas tenir plus de deux semaines après le débarquement, mais l'APL croit aussi que si elle ne peut défaire les forces taïwanaises en deux semaines, elle perdra la guerre ! Bien sûr, la disparité entre les budgets militaires des deux côtés du détroit est grande et croît, mais les Taïwanais n'ont pas besoin d'atteindre la parité pour dissuader la Chine de les agresser. Tout ce dont ils ont besoin c'est d'avoir la liberté d'acheter les armes qui rendront l'invasion impensable. Si cette bataille politique peut être gagnée dans les couloirs de Washington, le Parti n'aura plus le pouvoir de menacer Taïwan de venir se battre sur ses plages.
Postface
(*) prosternation devant le trône céleste
Tanner Greer est un spécialiste de stratégie qui fut basé un temps à Pékin. Il livre ci-dessous son analyse de la menace chinoise sur Taïwan dont on peut lire l'original ici sur Foreign Policy, un think tank de Washington. Pour en favoriser la mémorisation, nous divisons son travail en quatre parties :
La guerre préparée par la Chine continentale ; la situation exacte du théâtre d'opérations ; la simulation des premiers jours de guerre ; le doute stratégique chinois.
Avant-propos
Depuis le retour aux affaires du parti indépendantiste en la personne de Mme Tsai Ing-wen après les élections de 2016 qui à elles-seules ont mis en furie le pouvoir chinois (il dénie toute valeur à des élections) les menaces officielles délivrées par le président Xi Jinping lors des congrès et autres sessions du Parti communiste chinois n'ont cessé de croître jusqu'à prévoir maintenant la guerre ouverte au premier prétexte. Les chiffres que se passent les écoles de guerre donnent un avantage indéniable à l'Armée rouge. Pourtant les résultats d'analyses professionnelles laissent percer le doute car tout n'est pas dans les tonnages. Les bases de ce qui va suivre sont d'une part l'étude de Michael Beckley de la Tufts University de Boston, et d'autre part le bouquin de Ian Easton The Chinese Invasion Threat: Taiwan’s Defense and American Strategy in Asia. Les sources documentaires proviennent des statistiques, manuels d'instruction, études de planification produits par l'APL (Armée populaire de libération), éclairées par les simulations et analyses du Pentagone et du Ministère de la Défense de la République de Chine. On passe maintenant à la traduction du corps de l'article. Les intertitres sont maison.
1.- LA GUERRE QUE PRÉPARE LA CHINE POPULAIRE
Les états-majors chinois (on utilisera cet adjectif pour la partie continentale et taïwanais pour la partie insulaire) craignent d'être poussés à une confrontation armée contre un ennemi mieux entraîné, motivé et mieux préparé aux rigueurs de la guerre que les troupes de l'APL.
Les documents chinois imaginent que la partie commencera avec des missiles. Depuis des mois, l'artillerie stratégique (PLA Rocket Force) aura préparé la salve d'ouverture. Dès le début de cette seconde guerre jusqu'au jour J de l'invasion, ces missiles vont rugir vers leurs cibles, les aérodromes, les nœuds de télécommunications, les unités radar, les hubs de transport, les bureaux des ministères taïwanais. Pendant ce temps, les agents dormants du parti ou des forces spéciales débarquées discrètement à travers le détroit commenceront une campagne d'assassinats ciblés du président et de son gouvernement, des leaders du Parti démocrate progressiste, des fonctionnaires dans des bureaux clés, des personnalités médiatiques en vue, des scientifiques et des ingénieurs de renom, avec leurs familles.
Le but est double : Dans sa composante purement tactique, l'APL pense détruire au sol autant d'avions des forces aériennes que possible (ndlr : c'est la seule arme où les belligérants sont encore à parité) et à partir de là, provoquer un tel chaos qu'il empêche l'Armée de l'air taïwanaise de défier la suprématie aérienne chinoise.
Le deuxième but de la campagne de bombardement par missiles est simple : la paralysie du pays. Après la mort du président, la réduction au silence des dirigeants, les télécommunications par terre et les transports impossibles, les forces taïwanaises seront abandonnées à la dérive, démoralisées et désorientées. Cette campagne d'horreur et terreur pavera la voie de l'invasion proprement dite.
Cette invasion sera la plus grande opération amphibie de toute l'histoire humaine. Des dizaines de milliers de bateaux seront rassemblés - beaucoup par réquisition de la marine marchande chinoise - pour passer en deux vagues un million de combattants d'un bord à l'autre du détroit. Le débarquement sera précédé d'une apocalypse de missiles et roquettes tirés par l'artillerie stratégique depuis la côté du Fou-xien, les chasseurs-bombardiers au-dessus du détroit et par la flotte d'escorte elle-même.
Paumées, isolées, submergées, les troupes taïwanaises qui auront survécu jusque-là seront vite à cours de ravitaillement et forcées d'abandonner les plages. Une fois la tête de pont sécurisée, la procédure recommencera ailleurs. Avec une totale supériorité aérienne, l'APL aura atteint le top de ses cibles, les états-majors taïwanais auront été détruits, et les unités taïwanaises éparses seront balayées par l'avance de l'armée chinoise. Sous une semaine elle entrera à Taïpei ; sous deux semaines elle mettra en œuvre une loi martiale draconienne pour transformer l'île en une base opérationnelle avancée docile, nécessaire à l'APL pour affronter les contre-attaques japonaises et américaines attendues.
2.- LA SITUATION DU THEATRE D'OPERATIONS TAIWANAIS
Le scénario repris ci-dessus est le meilleur pour l'APL. Mais un île docile et battue en deux semaines après le jour J n'est pas un résultat garanti. L'un des obstacles primordiaux à l'offensive est la surprise. L'APL ne l'aura pas tout simplement. L'invasion doit avoir lieu aux mois d'avril ou d'octobre. A cause des exigences du climat propre au détroit de Formose, une flotte de transports ne peut faire la traversée que pendant l'une ou l'autre des ces deux fenêtres météo de quatre semaines. L'envergure de l'invasion est si grande qu'aucune surprise stratégique n'est possible, étant donné le degré d'interpénétration des services de renseignement réciproque.
Easton juge que les Taïwanais, américains et Japonais sauront que l'APL prépare une guerre d'invasion sur le détroit au moins soixante jours avant le début des hostilités. Ils en auront la certitude trente jours avant que le premier missile ne soit tiré. Ceci donnera suffisamment de temps aux Taïwanais pour garer leurs états-majors et les infrastructure de commandement dans des tunnels renforcés sous les montagnes, déplacer leur flotte hors des ports vulnérables, se saisir des agents suspects et des espions actifs, d'éparpiller l'océan de mines marines, disperser et camoufler les unités militaires par tout le pays, mettre l'économie sur le pied de guerre et distribuer leur armement aux 2500000 réservistes que Taïwan aura mobilisés.
Il n'y a que treize plages de débarquement sur la côte occidentale de Taïwan que l'APL pourrait viser. Chacune d'entre elles est déjà préparée à un conflit potentiel. De longs tunnels souterrains terminés avec des dépôts de ravitaillement les sillonnent en tous sens. La digue de sable de chaque plage est couverte de plantes coupantes acérées. Des usines de traitement chimique sont courantes dans plusieurs villes côtières, signifiant que l'envahisseur doit être préparé à subir des nuages de gaz toxiques que les bombardements en tapis dégageront. C'est ainsi que les choses se présentent déjà en temps de paix.
Tandis qu'approchera la guerre, chaque plage se transformera en atelier des horreurs. La route depuis ces plages jusqu'à la capitale a été soigneusement cartographiée. Une fois l'état d'urgence déclaré, chaque étape du voyage deviendra compliquée ou piégée. Les manuels de l'APL préviennent les soldats que les gratte-ciels et les rochers dominants auront des câbles d'acier tendus entre eux pour que les hélicoptères s'y prennent ; les tunnels, ponts et passerelles seront minés pour être détruits au tout dernier moment ; et le cœur de la zone urbaine de Taïwan sera transformée en autant de redoutes, immeuble par immeuble, entraînant les unités chinoises dans des combats retardateurs rue par rue.
3.- LA SIMULATION DES PREMIERS JOURS DE GUERRE
Pour comprendre la force réelle de ces défenses, imaginez comment un grognard de l'APL en ferait l'expérience. Comme la plupart des simples soldats, il est un garçon de la campagne, issu d'une province pauvre. Toute sa vie on lui aura dit que Taïwan a été éclipsé complètement par la puissance chinoise. Il sera impatient de remettre les séparatistes à leur place. Cependant les événements ne vont pas se dérouler comme il les a imaginés. Dans les semaines menant à la guerre, il découvre que son grand cousin, dont les versements soutenaient ses grands-parents de l'Anhui, a perdu son emploi à Shanghaï. Tous les virements bancaires depuis Taïpei ont été arrêtés et des millions de Chinois employés par les sociétés taïwanaises ont leurs salaires interrompus.
Notre simple soldat fête l'ouverture des hostilités au Shanwei, où on l'a dépêché pour un stage de trois semaines d'instruction dans les jungles fétides et inconnues de la Chine méridionale. Pour le moment, l'APL l'a maintenu dans un blackout médiatique, mais des rumeurs sont parvenues : on chuchote que le retard de dix heures sur l'horaire de train d'hier n'était pas dû à un engorgement du réseau de transport mais le fait de saboteurs taïwanais. Aujourd'hui il se chuchote que le commandant de la Première brigade de Marines a été assassiné à Zhanjiang (ndlr : première base navale chinoise en Mer de Chine du Sud à l'emplacement de la concession française de Kouang-Tchéou-WVan). Demain les hommes se demanderont si les coupures répétées d'électricité sont juste des essais d'économies d'énergie pour l'effort de guerre.
Le temps d'atteindre la zone de concentration de Fuzhou, le mythe de la Chine invincible aura été écorné plus que par des rumeurs. Les ruines grises du quartier général de l'APL à Fuzhou seront son premier contact avec la terreur d'une attaque par missile. Peut-être se rassure-t-il dans le fait que les salves provenant de Taïwan ne semble pas pouvoir égaler le nombre de salves qui la frapperont, mais de telles abstractions peuvent seulement réparer les nerfs brisés mais ne donnent pas le temps de s'accoutumer au choc ! Explosion terrifiante après explosion terrifiante, sa confiance dans l'armée chinoise qui devrait le garder sain et sauf, va s'écailler.
La dernière et plus terrible salve tombe quand il embarque - il est un des rares chanceux à mettre le pied dans un vrai navire d'assaut amphibie, pas dans un bateau civil reconverti en navire de guerre pendant la onzième heure - mais ce n'est que le début de beaucoup d'autres horreurs sur l'eau. Certains transports sont coulés par des torpilles taïwanaises, tirées par des sous-marins réservés pour ce jour-là. Des missiles air-mer Harpoon tirés par des F-16 sortis de cavernes creusées dans les montagnes, détruiront les autres. Les pertes les plus grandes seront causées par les mines marines. Chaque bateau de la flottille devra franchir champ de mines après champ de mines, certains faisant huit nautiques en largeur. Avec le mal de mer provoqué par les vagues de gros temps dans le détroit, notre grognard ne peut faire mieux que de prier pour que son bateau atterrisse.
A l'approche de la terre la pression psychologique augmente. Le premier chaland prêt à débarquer sera, selon les travaux d'Easton, rejoint par un mur de flammes surgi de la mer provenant de pipelines immergés pleins d'essence. Tandis que son chaland franchira le feu (il a du pot, les autres autour de lui sont harponnés ou emmêlés dans des pièges de mer), il arrive à ce que Easton nomme un kilomètre de filets concertina, de planches à harpons, de bois à écorcher, de clôtures en barbelé, de fils de fer, de planches à clous, mines, barrières et obstacles anti-tank... bambous taillés, arbres abattus (ndlr : ne pas détacher le tronc de la souche), des containers ferroviaires et des casse-autos.
A ce stade, sa sûreté dépend largement de la capacité de l'Armée de l'air chinoise à distinguer les pièces d'artillerie réelles parmi les centaines de batteries de déception que le manuel de l'ALP dit avoir été créées par l'armée taïwanaise. Les chiffres sont contre lui : comme le note Beckley dans une étude parue l'automne dernier, dans la guerre du Golfe de 1990-91, les 88500 tonnes d'artillerie déversées par la coalition américaine n'ont détruit pas un seul lanceur de missiles mobile sur camion. La campagne OTAN de 78 jours contre les défenses aériennes serbes n'est parvenue à détruire que trois batteries mobiles de missiles sur les vingt-deux possédées par la Serbie. Il n'y a pas de raison de croire que l'Armée de l'air chinoise aura plus de succès contre l'artillerie mobile et les défenses anti-missile de Taïwan.
Mais si notre grognard survit aux premiers barrages sur la plage, il devra ouvrir son chemin à travers les principales unités de l'armée taïwanaise, ses 2500000 réservistes armés et dispersés dans les villes denses et les jungles de Taïwan, derrière des kilomètres de mines, de pièges et de gravats. C'est quelque chose d'énorme que de demander ça à un simple soldat n'ayant aucune expérience personnelle de la guerre. C'est encore plus énorme de le demander à un soldat qui a cru naïvement à l'invincibilité de sa propre armée.
4.- LE DOUTE STRATÉGIQUE
Ce scénario donne du sens à l'anxiété qui s'exprime dans les manuels d'officier de l'APL. Ils savent que la guerre est un jeu terrible, même s'ils l'admettent entre eux seulement. Ceci explique aussi les réactions violentes du Parti à la moindre vente d'armes à Taïwan. Leur acharnement trahit leur angoisse. Ils comprennent que les Cassandre occidentales n'en ont pas. Les analystes américains utilisent des termes comme régime abouti de frappes de précision** ou encore guerre d'interdiction*** pour décrire les tendances technologiques qui rende extrêmement difficile de projeter des forces navales et aériennes près des côtes ennemies. Les coûts privilégient la défense : il est meilleur marché de produire un missile anti-navire que de construire le dit-navire.
(**) "mature precision-strike regime"
(***) "anti-access and area denial warfare"
(***) "anti-access and area denial warfare"
Mais si cela signifie que l'armée chinoise peut contrer la projection de forces américaines pour une fraction du coût américain, il signale aussi que les démocraties chevauchant le cercle de l'Asie orientale peuvent dissuader la Chine d'une agression pour une fraction des coûts supportés par l'APL. Dans une zone qui favorise la défense, de petites nations comme Taïwan n'ont pas besoin d'un budget militaire de la taille de celui de l'APL pour maintenir la Chine à distance.
Personne n'a autant besoin d'entendre ce message que les Taïwanais eux-mêmes. Dans mes voyages à Taïwan je n'ai pas manqué de chercher à interviewer des conscrits et des soldats de métier. Leur pessimisme est palpable. Cette crise morale à la base reflète une désorganisation sévère du système de conscription qui après leur expérience militaire, a laissé sans illusion des Taïwanais fièrement patriotes.
Juste aussi grave est l'absence de connaissance chez le Taïwanais ordinaire quant à la force des défenses insulaires. Un sondage récent a montré que 65% des Taïwanais n'ont pas confiance dans la capacité de leur armée à contenir l'APL. Il manque une campagne vigoureuse pour instruire le public des chances réelles d'une résistance militaire couronnée de succès afin que le peuple taïwanais ne puisse pas juger de la sûreté de leur île par des indicateurs imparfaits, comme le nombre en diminution des pays qui maintiennent des relations officielles avec Taïpei plutôt qu'avec Pékin. La campagne prévue par l'APL est spécifiquement construite pour intimider et écraser une armée taïwanaise démoralisée. Le champ de bataille crucial doit être l'esprit même des Taïwanais. Le défaitisme est une menace autrement plus dangereuse pour la démocratie taïwanaise qu'aucune arme de l'arsenal chinois.
Les Occidentaux et les Taïwanais devraient être plus optimistes quant à la défense de Taïwan qu'ils ne le sont aujourd'hui. Certes, l'armée taïwanaise prévoit de ne pas tenir plus de deux semaines après le débarquement, mais l'APL croit aussi que si elle ne peut défaire les forces taïwanaises en deux semaines, elle perdra la guerre ! Bien sûr, la disparité entre les budgets militaires des deux côtés du détroit est grande et croît, mais les Taïwanais n'ont pas besoin d'atteindre la parité pour dissuader la Chine de les agresser. Tout ce dont ils ont besoin c'est d'avoir la liberté d'acheter les armes qui rendront l'invasion impensable. Si cette bataille politique peut être gagnée dans les couloirs de Washington, le Parti n'aura plus le pouvoir de menacer Taïwan de venir se battre sur ses plages.
Tanner Greer
dans une traduction Royal-Artillerie
Postface
La polémologie enseigne la réponse du faible au fort depuis les grands traités de guerre dont le premier n'est pas L'Art de la guerre de Sun Tzu mais La Poliorcétique d'Énée de Stymphale, me dit-on dans l'oreillette, même si la réflexion du chinois est si riche et pertinente qu'on l'étudie encore aujourd'hui. L'Asie a réinventé le concept asymétrique dans les guerres de décolonisation mais comme le souligne l'auteur dans le quatrième chapitre, le nerf de la guerre réside aussi dans le moral des combattants et dans la résilience de l'arrière. Les doutes infusés dans les esprits par les administrations américaines successives n'y aident pas. En revanche, le durcissement japonais face aux tentatives hégémoniques de la Chine populaire dans sa zone d'intérêts peut augurer d'une embellie dans l'opinion taïwanaise qui, chez les autochtones, a conservé beaucoup d'éléments de la civilisation nipponne dans sa vie quotidienne. L'allié sûr pourrait à terme devenir le Japon.
In fine, souhaitons que les pouvoirs à Pékin doutent assez du succès de leur aventure militaire pour y substituer une dialectique diplomatique musclée et le tapage nationaliste qui va bien à l'intérieur ; mais souvenons-nous aussi de l'expédition franco-anglaise de Suez en 1956 : l'affaire a sombré en deux coups de téléphone entre acteurs extérieurs au théâtre d'opérations. Taïwan est plus un gage qu'un atout et le Taïwanais le sait.
Compléments :
Pour avitailler sa réflexion le lecteur peut consulter sur ce site deux billets qui reviennent d'actualité :
- Le Phare d'Agincourt(clic) dont la capture déclencherait la revendication d'une Z.E.E. englobant les Senkaku inhabitées ;
- Le Scandale de Quemoy(clac), île de la République de Chine à vue des côtes chinoises, avec Matsu.
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- Le Phare d'Agincourt(clic) dont la capture déclencherait la revendication d'une Z.E.E. englobant les Senkaku inhabitées ;
- Le Scandale de Quemoy(clac), île de la République de Chine à vue des côtes chinoises, avec Matsu.