« Bien que la croisade commandée par Simon de Montfort ne fût dirigée ostensiblement que contre les hérétiques du Midi et plus tard contre le Comte de Toulouse, les villes libres de Provence comprirent admirablement que sous le prétexte religieux se cachait un antagonisme de race ; et quoique très catholiques, elles prirent hardiment parti contre les Croisés.
Il faut dire, du reste, que cette intelligence de la nationalité se manifesta spontanément dans tous les pays de langue d'Oc, c'est-à-dire depuis les Alpes jusqu'au golfe de Gascogne et de la Loire jusqu'à l'Èbre. Ces populations, de tout temps sympathiques entre elles par une similitude de climat, d'instincts, de mœurs, de croyances, de législation et de langue, se trouvaient à cette époque prêtes à former un État de Provinces-Unies. Leur nationalité, révélée et propagée par les chants des Troubadours, avait mûri rapidement au soleil des libertés locales. Pour que cette force éparse prit vigoureusement conscience d'elle-même, il ne fallait plus qu'une occasion : une guerre d'intérêt commun. Cette guerre s'offrit, mais dans de malheureuses conditions.
Le Nord, armé par l'Église, soutenu par cette influence énorme qui avait, dans les Croisades, précipité l'Europe sur l'Asie, avait à son service les masses innombrables de la Chrétienté, et à son aide l'exaltation du fanatisme.
Le Midi, taxé d'hérésie, malgré qu'il en eût, travaillé par les prédicants, désolé par l'Inquisition, suspect à ses alliés et défenseurs naturels (entre autres le Comte de Provence), faute d'un chef habile et énergique, apporta dans la lutte plus d'héroïsme que d'ensemble, et succomba.
II fallait, paraît-il, que cela fût, pour que la vieille Gaule devînt la France moderne. Seulement, les Méridionaux eussent préféré que cela se fit plus cordialement, et désiré que la fusion n'allât pas au delà de l'état fédératif. C'est toujours un grand malheur quand par surprise la civilisation doit céder le pas à la barbarie, et le triomphe des Franchimands retarda de deux siècles la marche du progrès. Car, ce qui fut soumis, qu'on le remarque bien, ce fut moins le Midi matériellement parlant que l'esprit du Midi. Raimond VII, le dernier Comte de Toulouse, reconquit ses États, et ne s'en dessaisit qu'en 1229, de gré à gré et en faveur de Louis IX. Le royaume et comté de Provence subsista longtemps encore, et ce ne fut qu'en 1486 que notre patrie s'annexa librement à la France, non comme un accessoire à un principal, mais comme un principal à un autre principal. Mais la sève autochtone qui s'était épanouie en une poésie neuve, élégante, chevaleresque, la hardiesse méridionale qui émancipait déjà la pensée et la science, l'élan municipal qui avait fait de nos cités autant de républiques, la vie publique enfin circulant à grands flots dans toute la nation, toutes ces sources de politesse, d'indépendance et de virilité, étaient taries, hélas ! pour bien des siècles.
Aussi, que voulez-vous ? bien que les historiens français condamnent généralement notre cause, — quand nous lisons, dans les chroniques provençales, le récit douloureux de cette guerre inique, nos contrées dévastées, nos villes saccagées, le peuple massacré dans les églises, la brillante noblesse du pays, l'excellent Comte de Toulouse, dépouillés, humiliés, et d'autre part, la valeureuse résistance de nos pères aux cris enthousiastes de : Tolosa ! Marselha ! Àvinhov ! Provensa ! il nous est impossible de ne pas être ému dans notre sang, et de ne pas redire avec Lucain : Victrix causa Diis placuit sed victa Catoni.»(Note ci-dessus de Frédéric Mistral au chant premier de Calendal sur le bien-fond de l'Occitanie battue pour son malheur par les hordes franques de la croisade des Albigeois, qui au résultat ne lui ont apporté rien qu'elle n'eut déjà en promesses* et espérances. C'était l'accès à Mare Nostrum que donnait le pape à son protégé, aucune frontière naturelle ne pouvant contenir la barbarie bénie.
Huit siècles plus tard, l'Eglise de Rome, qui prolifère encore chez les animistes et les rastacouères, est ici en recul et vautrée dans l'ordure et les flagellations, tétanisée par la pourriture du bas-clergé et de certains prélats ; la dynastie capétienne pour sa part est parvenue à ruiner finalement son propre projet de l'intérieur et a été éradiquée du territoire de ses origines. Si le Nord-ouest a loupé la thalassocratie angevine des Plantagenêts ; pour s'être rebellé contre la corruption du second ordre, le Sud n'a pu développer la sienne bien plus évidente de Gênes à Barcelone, le vieux royaume wisigothique en fait.
La Gaule historique s'est coupé les bras pour créer une unité contre-nature et a combattu tous ses voisins pendant des siècles pour faire survire cette gageure d'un Etat-nation contraint qui se défait aujourd'hui sous nos yeux. Mais c'est une autre histoire.
(*) relire si l'on veut le voyage en Languedoc de la marquise de la Tour du Pin dans son Journal d'une femme de cinquante ans, à défaut, le billet qui lui était consacré ici)
A l'orient, comme une jeune fille
Qui doucement sort de ses couvertures
Et va prendre le frais à sa fenêtre, doucement
La jeune lune là-bas se lève ;
Les grillons chantent dans la glèbe ;
Parmi les champs d'oignons, où elle erre la nuit,
L'obscure courtilière fredonne sa roulade ;
Parfois une caille attardée
Fait entendre son cri, là-haut sur les versants ;
Ou bien la voix en pleurs d'un perdreau égaré,
Au fond de quelque val,
Piaule de loin en loin ; mais la soirée
Fraîchit, et les chauves-souris
A vol précipité fendent le crépuscule.
(in Calendal, chant dixième, traduction de Mistral)Et moi, je sais ce soir que je suis rentré chez moi !
La suite au prochain numéro qui s'annonce sanglant !